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LA DICTATURE COMMENCE AVEC LE LIVRE D’ALPHABET

Sécher les cours pour devenir «intellectuels» grâce à de véritables maraudes littéraires dans les librairies du centre-ville. Quoi de mieux pour remplacer les heures d'éloges sans fin pour Camarade Dictateur Ceausescu? Avec un peu de chance, on y trouvait même des romans d’aventure, policiers ou de science-fiction.

Bien à savoir: Les communistes ont voulu utiliser la culture, et les livres en particulier, pour faire oublier au peuple ses traditions et sa culture, et ainsi mieux l'endoctriner avec le dogme communiste. La culture, et les livres en particulier, sont ainsi devenus un bastion de la résistance contre le système, contre le communisme lui-même. Ci-dessous, vous trouverez l'histoire de la «route» des livres: de l’instrumentum pour soumettre le peuple à l'outil de la résistance. Comme nous l'avons vu et vécu, adolescents à l'époque du règne du Camarade Dictateur Ceausescu.

Propaganda for a Foundational Book: "In the hands of the conscious worker, The Communist Manifesto—written by the titans of revolutionary thought, Karl Marx and Friedrich Engels—is not merely a book, but a weapon!"
Propaganda for a Foundational Book: "In the hands of the conscious worker, The Communist Manifesto—written by the titans of revolutionary thought, Karl Marx and Friedrich Engels—is not merely a book, but a weapon!"

La Dictature Commence par Alphabétisation

Le communisme est véritablement né en 1917 en Russie, à la suite de la Révolution bolchevique. Ce fut l’occasion de mettre en œuvre la théorie de Marx et Engels dans la vie réelle d'un peuple. Et le résultat fut la pire dictature que le monde ait jamais connue. Sous le prétexte de donner le pouvoir au peuple, celui-ci a fini par être concentré entre les mains d’une seule personne: Staline, qui a ordonné des horreurs inimaginables. Parallèlement, la propagande voulait faire croire au peuple qu’il vivait dans le meilleur des mondes. Pour atteindre ce but, il était nécessaire que le peuple sache lire, afin de pouvoir lire la propagande. Et d’écrire ce qu’il fallait écrire: des œuvres dans la même veine, bien sûr. Mais, à l'exception de la haute société, les Russes ne savaient ni lire ni écrire au début de l'année 1918. Les communistes ont donc dû commencer par un travail herculéen d’alphabétisation de la population. Plus tard, le communisme a été «exporté» de Russie dans toute l’Europe de l’Est par la force des armes, les chars d'assaut en tête. Une fois au pouvoir, les communistes ont lancé une campagne d'alphabétisation de la population, suivie de son endoctrinement à l'école, selon le modèle russe.

"La connaissance brisera les chaînes de l'esclavage" — un slogan de la propagande soviétique promouvant la lecture et l'alphabétisation.
"La connaissance brisera les chaînes de l'esclavage" — un slogan de la propagande soviétique promouvant la lecture et l'alphabétisation.

D'abord vous effacez, puis vous contrôlez

Qu’il soit claire: les communistes n’ont pas alphabétisé la population par bonté de leur âme ni dans l'intérêt des gens. Ils l’ont fait pour l’endoctriner et lui faire accepter le régime communiste de manière volontaire. Et ce, non pas seulement par peur. Autrement dit, pour mieux régner sur le peuple. Lui était analphabète, mais pas inculte. Par la voie orale, des traditions, des habitudes, des histoires ou des contes étaient transmis d’une génération à l’autre, d’une communauté à l’autre. Il s'agissait d'une culture populaire bien établie et définie. Toutefois, cette culture valorisait une vie, un modèle de vie à l’opposé de celui que les communistes voulaient imposer. D’où la nécessité de faire disparaître cette culture par deux actions: l’alphabétisation et l’endoctrinement. C'est ainsi que des écoles ont été ouvertes partout et que toute personne a été obligée d'y aller pour apprendre à lire et à écrire. Bien sûr, les manuels étaient adaptés pour distiller les enseignements du Parti communiste. La littérature aussi.

Alphabétisation et endoctrinement à travers l'éducation.
Alphabétisation et endoctrinement à travers l'éducation.

L'Endoctrinement par la Littérature

En Roumanie communiste, la censure a d'abord commencé par bannir la littérature d’avant-guerre, avec très peu d'exceptions. Et par une traduction massive d'œuvres russes (Tolstoï et Dostoïevski, mais aussi Leonid Leonov et Sholohov, et d'autres appartenant à l'école du «réalisme socialiste»). Dans le meme temps, des œuvres nouvelles dites «prolétaires» (ou «prolécultistes»), conformes aux demandes du Parti communiste, ont été publiées. Celles-ci étaient écrites par des auteurs qui n'avaient aucun talent littéraire, comme Alexandru Jar, Anatol Bakonski ou Nicolae Tautu, des noms aujourd'hui tombés dans l'oubli depuis longtemps.

Affiche de propagande soviétique: "Dans chaque volume de Lénine bat le sang de la révolution ! Sa pensée est plus tranchante qu'une baïonnette, plus claire qu'un ordre de bataille, plus essentielle que le pain pour les travailleurs !"
Affiche de propagande soviétique: "Dans chaque volume de Lénine bat le sang de la révolution ! Sa pensée est plus tranchante qu'une baïonnette, plus claire qu'un ordre de bataille, plus essentielle que le pain pour les travailleurs !"

Il est très vite devenu évident que cette méthode était inefficace pour endoctriner la population. Le Parti a donc changé de tactique: à partir des années 1950, la traduction d'œuvres classiques de la littérature occidentale a également commencé. Mais pas n'importe lesquelles. Il s'agissait de celles d'auteurs tels que Stendhal, Balzac, Flaubert, Dickens, des auteurs américains, etc. En tête de liste, Zola; sans «J’Accuse», bien sûr, mais avec «l’Assommoir» et le reste de son œuvre dans le même esprit. Toutes ces œuvres suivent la même ligne directrice: elles dépeignent une société bourgeoise défaillante et une industrialisation basée sur la exploitation des ouvriers. Peu importait qu’elles se référent à une période révolue, qu’elles ne soient plus d'actualité et que des changements aient déjà eu lieu au début du XXe siècle.

Balzac, le favori de Marx et Engels, n'était pas un révolutionnaire. Et pourtant, Engels a un jour dit de son immense œuvre littéraire: "Voici l’histoire de la France de 1815 à 1848... Et quelle audace! Quelle dialectique révolutionnaire dans sa justice poétique!"
Balzac, le favori de Marx et Engels, n'était pas un révolutionnaire. Et pourtant, Engels a un jour dit de son immense œuvre littéraire: "Voici l’histoire de la France de 1815 à 1848... Et quelle audace! Quelle dialectique révolutionnaire dans sa justice poétique!"

La propagande communiste utilisait ces œuvres pour soutenir la thèse d'une société capitaliste en état de pourrissement, avançant et vouée à être remplacée par le régime communiste. Des moyens considérables étaient mis en œuvre pour convaincre le peuple de cette thèse, principalement en contrôlant ce qui était publié.

La campagne d'alphabétisation en Roumanie (1948–1954) visait à éradiquer l'analphabétisme chez les adultes, en utilisant des affiches représentant des paysans apprenant à lire et des slogans tels que « Lisez pour construire le socialisme ». Le commentaire pour le documentaire Sahia de 1952 a été écrit par le poète et écrivain Eugen Jebeleanu.
La campagne d'alphabétisation en Roumanie (1948–1954) visait à éradiquer l'analphabétisme chez les adultes, en utilisant des affiches représentant des paysans apprenant à lire et des slogans tels que « Lisez pour construire le socialisme ». Le commentaire pour le documentaire Sahia de 1952 a été écrit par le poète et écrivain Eugen Jebeleanu.

La Mécanique Silencieuse de la Censure

Une fois au pouvoir, le Parti communiste a pris le contrôle des maisons d'édition, des librairies et des bibliothèques. Toutes les œuvres qui ne lui convenaient pas, c'est-à-dire l'immense majorité, ont été détruites. Mais, plus malins que les nazis, les communistes ne les ont pas brûlées en place publique, sous les yeux de tous. Non, ils les ont tout simplement détruites, sans faire de bruit. Ils ont ensuite informé la population que la mise en circulation et même la détention de tels livres étaient passibles de lourdes peines. Les maisons d'édition ont été fermées, pour être rouvertes au fur et à mesure que le régime s'assurait de sa capacité à contrôler ce qu'il y sortait. C'est ainsi que le nombre de maisons d'édition est passé de trois en 1948 à 24 en 1972. Un système spécifique de censure a été mis en place. Son but: s'assurer qu'une œuvre ne respectant pas ou allant à l'encontre des enseignements, des normes et de l'idéologie du Parti communiste ne soit pas imprimée. En théorie, le système de censure fonctionnait à merveille. Dans les faits, les choses étaient un peu plus compliquées. Le nombre croissant d'écrivains et d'œuvres littéraires en était la cause.

L'impression du Volume 12 des Œuvres de Staline dans une imprimerie d'État à la capitale. (1951)
L'impression du Volume 12 des Œuvres de Staline dans une imprimerie d'État à la capitale. (1951)

L’Union des Écrivains: Obéissance et Privilèges

Entre les guerres, la Roumanie a connu son lot d'écrivains et de poètes, dont certains sont devenus célèbres et ont connu un grand succès. Une fois que les communistes ont pris le pouvoir, ils ont été bannis de la vie littéraire. Certains ont choisi de s’exiler, comme Eugène Ionesco, Mircea Eliade et Émile Cioran. Ceux qui sont restés en Roumanie et ont eu de la chance ont fini par travailler dans des entreprises comme Lucian Blaga, Radu Gyr ou Ion Caraion. Malheureusement, beaucoup ont fini en prison ou dans des camps de concentration, parmi eux Nicolae Steinhardt, Mircea Vulcănescu, Petre Tutea et Pstorel Teodoreanu. Une petite partie d'entre eux, ceux qui de toute façon avaient des sympathies de gauche, ont accepté de passer à l'ennemi et de se prostituer littérairement parlant, en échange d'avantages multiples; parmi les plus connus: Zaharia Stancu, Mihail Sadoveanu et Camil Petrescu. De nouveaux écrivains sont apparus, écrivant bien sûr ce que le Parti communiste voulait. La plupart sont médiocres, mais il y a aussi quelques talents parmi eux, comme Stefan Augustin Doinaş et Eugen Jebeleanu. Après le modèle russe, l'Union des écrivains a été créée et tous ceux qui écrivaient sont devenus membres. Pour stimuler la production littéraire de ces œuvres, des avantages leur ont été octroyés: des tirages énormes, grosse rémunération, des «congés de création» dans des villas et des châteaux, ainsi que des voyages à l’étranger, principalement dans d’autres pays communistes. Par la suite, le nombre d'écrivaines a augmenté de façon exponentielle, pour la grande satisfaction du régime qui voit également augmenter le nombre d'œuvres promouvant sa ligne, soit directement, soit plus subtilement, en fonction du talent littéraire de l’auteur. Mais bien sûr, la censure n’a pas pu suivre l’explosion de la production littéraire. Par conséquent, avec le temps, des auteurs ont commencé à écrire des textes de plus en plus dérangeants pour le régime. Ce qui a fini par indisposer sérieusement le Camarade Dictateur Ceauşescu à leur sujet au début des années 1980. Et il s’en suivi la descente aux enfers.

Propagande en vers: Eugen Jebeleanu, 1953.
Propagande en vers: Eugen Jebeleanu, 1953.

Le Déclin de la Faveur Littéraire: les Écrivains et le Régime Ceaușescu

Dans le même temps, il apparaît également nécessaire à Ceausescu de faire des économies pour financer des projets grandioses pour lui, mégalomaniaques pour les autres. À partir de ce moment-là, des efforts considérables sont déployés pour freiner l'apparition de nouveaux livres et réduire les tirages de ceux qui doivent être publiés. Dans ce sens, pour mettre fin à l'émergence de nouveaux écrivains, l’Union des écrivains a arrêté d’accepter de nouveaux membres dans ses rangs, tout en réduisant les droits des auteurs et les autres privilèges dont bénéficiaient déjà ses membres. De plus, il y a un nombre croissant d'auteurs écrivant des œuvres de moins en moins «respectueuses» de la ligne officielle du Parti communiste et du Camarade Dictateur Ceausescu, comme Mircea Dinescu et Ana Blandiana. Même ceux qui chantaient les louanges du régime et de Ceausescu n'étaient pas à l'abri, comme le prouve le cas du poète Adrian Paunescu. Celui-ci, le barde officiel du régime et du camarade dictateur Ceausescu, a fini par être banni de toute représentation publique, alors qu'il était devenu extrêmement populaire dans le pays, lui et le spectacle qu'il montait. Une popularité qui mettait en péril l'autorité du dictateur.

Pendant les années difficiles du socialisme, Mircea Dinescu refusa de se conformer à «l’autonomie de l’esthétique». En 1989, il déclara dans Libération que les droits de l’homme étaient violés — après avoir fait l’éloge de la perestroïka sur Radio Moscou en 1988.
Pendant les années difficiles du socialisme, Mircea Dinescu refusa de se conformer à «l’autonomie de l’esthétique». En 1989, il déclara dans Libération que les droits de l’homme étaient violés — après avoir fait l’éloge de la perestroïka sur Radio Moscou en 1988.

La Lecture

Dans la Roumanie d’entre-deux-guerres, les gens lisaient. Toutefois, disons que seuls une minorité lisaient de la littérature, tandis que les autres ne lisaient que ce qui était nécessaire. L'alphabétisation de masse opérée par les communistes après leur prise de pouvoir a débouché sur l'obligation quasi généralise de lire. Pour encourager la lecture, une véritable infrastructure a vu le jour: des librairies et des bibliothèques partout, des rencontres avec des écrivains très fréquentes dans les écoles, les entreprises, voire les villages et les zones reculées. Être reconnu comme une personne qui lit beaucoup est un titre de distinction sociale, à l'instar du titre nobiliaire autrefois. Les recommandations de promotion pour divers postes contenaient également des références à l'intérêt ou non pour la lecture. Le peuple s'est ainsi habitué à lire.

Bibliothèque Centrale Universitaire «Lucian Blaga», lecteurs dans la salle des journaux.
Bibliothèque Centrale Universitaire «Lucian Blaga», lecteurs dans la salle des journaux.

Chercher la Vérité Dans la Lecture et la Musique

C'est au moment où nous, George et Angelo, avons été en âge d'être scolarisés que le lavage de cerveau par l’école a atteint son paroxysme. Comme toutes les générations précédentes, nous avons eu aussi notre lot de professeurs qui n'étaient que les porte-parole de la propagande du Parti communiste. Mais plus qu’auparavant, ils ne nous enseignaient leur matière que très peu et, pour le reste, ils nous bombardaient de propagande officielle. Selon eux, nous vivions dans un miracle permanent. Ils commençaient presque chaque cours par des informations et des récits sur notre économie communiste en plein essor, sur les performances de la Roumanie et sur les consignes formidables du Camarade Dictateur Ceauşescu. Mais n'imaginez pas qu’il était facile de suivre cet enthousiasme imposé d'en haut quand nous voyions, chaque jour, les rayons des magasins vides de tout produit, et que nous subissions la terreur permanente du régime. Ce décalage entre nos enseignements et la réalité que nous vivions nous a poussés à chercher des échappatoires dans le rock et les arts martiaux. La lecture est également devenue notre refuge. Cela nous permettait d'échapper aux rigueurs du système et de vivre nos propres aventures intellectuelles. Nous nous sommes retrouvés plongeant dans des histoires presque invraisemblables, mais aussi réelles que possible, comme celle de notre première rencontre avec Camarade Spulber.

Un enseignant pendant un cours au lycée, expliquant les bienfaits du système socialiste.
Un enseignant pendant un cours au lycée, expliquant les bienfaits du système socialiste.

Une Leçon Pour les.... Hors-la-loi

Déjà, durant notre première année de lycée, nous séchions les cours pour lire. Fin automne 1985, dans un coin reculé du lycée où nous avions établi un bastion de la liberté intellectuelle, Angelo s’est mis à l’abri, un policier d'Agatha Christie à la main. Moi, George, je restais à l'extérieur, étant le premier à monter la garde. Ce que je faisais, mais avec «Île mystérieuse» de Jules Verne en main. Au beau milieu de ma lecture, le suspense était tel que j'en oubliais complètement ma mission. Ainsi, alors que je m'immergeais totalement dans l'histoire, j'ai été soudain arraché à l'île et brutalement ramené à la réalité: quelqu'un m'avait attrapé l'oreille. Il n'était ni un pirate, ni un mystérieux naufragé, mais le proviseur du lycée, le Camarade Spulber, le cauchemar de tout élève pris en faute. En une fraction de seconde, j'ai tenté d'arranger la situation. J'ai toussé discrètement, laissé échapper un soupir, peut-être même un bruissement de pages, juste pour avertir Angelo, mais en vain. Au moment où le détective découvrait les empreintes du meurtrier, Angelo sentit une présence à côté de lui et entendit un murmure apparemment anodin: «Que faites-vous ici, élève Angelo?». Sans lever les yeux, Angelo répondit naturellement, comme un élève modèle (qu’il n’était pas): «Je lis!». Puis il se rendit compte, se figea et déglutit sèchement. Il lève alors la tête et regarde directement Spulber dans les yeux. Il était désormais trop tard. Nous nous sommes rapidement dirigés vers son bureau, où l'on nous a servi un discours sur «les valeurs de l'éducation communiste» et que «la bohème décadente n'a rien à faire dans son lycée». C'était notre première visite dans son bureau, nous étions un peu apeurés et nous nous sommes engagés à être de bons élèves. Cependant, cela est vite devenu une blague étant donné la leçon que nous avons tirée: quand tu sèches les cours pour lire, choisis au moins mieux ton sentinelle! Ou, encore mieux, choisissez une autre place pour lire si c'est pour ça que vous séchez les cours.

Angelo, surpris en train de lire par le camarade directeur Spulber pendant les heures d’étude.
Angelo, surpris en train de lire par le camarade directeur Spulber pendant les heures d’étude.

La Bibliothèque Secrète de Notre Adolescence

Nous lisons beaucoup pendant les heures de cours, dissimulant les livres sous les pupitres ou les recouvrant avec des couvertures d’un manuel scolaire. Les professeurs de mathématiques et de physique, plus vigilants, tentaient de nous attraper pour nous obliger à suivre leur cours. Devant notre talent à simuler l'incompréhension de leurs leçons, ils finissaient par abandonner le combat. Ils trouvaient sans doute plus utile de nous voir lire que d'être confrontés à nos regards vides lorsqu'ils tentaient de nous expliquer la beauté des équations différentielles. Parfois, le livre était trop captivant et la voix du professeur chantant les louanges du régime trop agaçante. Dans ce cas-là, nous séchions tout simplement le cours pour aller lire tranquillement dans notre refuge intellectuel, un coin reculé du lycée. Lorsque cela a fini par être découvert par le proviseur, nous avons tout simplement changé de place pour aller à la bibliothèque du lycée. Nous avons stratégiquement lié amitié avec la bibliothécaire, une dame insipide qui avait probablement elle-même trouvé refuge dans les livres par instinct de survie. Nous y allions pendant les pauses pour nous faufiler stratégiquement entre les rayons du fond, là où personne ne pouvait nous trouver, ni les professeurs ni les autres élèves. La bibliothécaire, d'abord sceptique, a fini par accepter notre présence, sans doute contente d'avoir des lecteurs aussi fidèles. Notre histoire avec la bibliothèque s'estompa à mesure que nous finissions les livres et nous allions chercher des nouveautés ailleurs.

La bibliothèque de notre adolescence, au lycée Mihai Viteazul de Bucarest.
La bibliothèque de notre adolescence, au lycée Mihai Viteazul de Bucarest.

Les Livres Comme Trophées: Sécher l'École et la Culture

Vers la fin de la deuxième année de lycée, les ressources littéraires existantes, à savoir les bibliothèques de nos parents et celle du lycée, ne suffisaient plus pour satisfaire notre faim de lecture. D'où de véritables maraudes littéraires dans les librairies du centre-ville pendant les cours, bien sûr. Quoi de mieux pour remplacer les heures interminables d'éloges sans fin pour Camarade Dictateur Ceausescu? Avec un peu de chance, on y trouvait des romans d’aventure, policiers ou de science-fiction. Rarement, des livres de littérature occidentale, voire des livres qui contredisaient la ligne officielle de la propagande, mais qui étaient parvenus à se faufiler par les trous de la censure. Toutefois, cela avait un prix: pour acheter un tel livre, il fallait obligatoirement prendre un pack avec deux autres et payer trois fois plus cher. En règle générale, le deuxième livre était un ouvrage célébrant le Parti et/ou le Camarade Dictateur Ceausescu. Et le troisième était quelque chose comme «La culture des variétés communistes de maïs» ou «L'utilisation de la fraiseuse et de la raboteuse dans l'industrie de la machine-outil dans la Roumanie communiste». Un autre avantage des librairies de centre-ville: les auteurs y venaient aussi. Ils se mêlaient au commun des mortels et offraient des dédicaces que nous savourions comme des trophées. Les livres dédicacés avaient un statut particulier. Grâce à eux, nous ne sommes plus de simples lycéens qui lisent, nous faisons désormais partie d'une élite culturelle. Bonus: nous pouvions les vendre encore mieux à la foire d’Obor.

Librairie communiste.
Librairie communiste.

La Foire d’Obor: le Monde des Livres Interdits

Obor est le plus grand marché de Bucarest, la capitale de la Roumanie. Nous sommes en 1987 et, hormis quelques vendeurs et acheteurs, elle est plutôt vide les jours de la semaine. Par contre, le dimanche, elle s’anime plus qu’un bazar de l’Orient, devenant un univers parallèle où l'on trouve de tout, des produits et des marchandises introuvables dans les magasins officiels. C'est devenu une destination incontournable pour nous procurer des livres. Ceux qu'on ne pouvait plus trouver dans les librairies et les bibliothèques, soit parce qu’ils étaient publiés à un tirage réduit pour faire des économies, soit parce qu’ils n'étaient plus acceptés par le régime et avaient été retirés des rayons. On y trouve aussi des livres publiés en passant sous le radar de la censure, ainsi que des livres carrément interdits, qui ne sont pas publiés officiellement, mais qui sont imprimés artisanalement. Nous y allions pour vendre des livres et récolter de l'argent pour acheter ceux que nous n'avions pas encore lus.

Bucur Obor store in communist Bucharest, behind which was the market of the same name.
Bucur Obor store in communist Bucharest, behind which was the market of the same name.

La Nuit de la Casse Littéraire

La nuit de samedi à dimanche a été, comme d'habitude, la nuit du grand casse littéraire. Partout dans nos maisons, les étagères de la bibliothèque de nos parents subissent de mystérieux changements. Les œuvres des classiques tels que Balzac, Flaubert ou Zola disparaissent au profit de volumes douteux tels que «Stratégies d'irrigation dans le Bărăgan» ou d'autres retrouvés dans les packs qu'on a achetés auparavant. Ce sont les livres de remplissage, les rebuts nécessaires pour sauver la face et éviter que nos bibliothèques ne ressemblent à des entrepôts ravagés par des voleurs spécialisés dans la littérature classique. En plus de masquer les traces de nos vols méticuleux, ils remplissent d'autres fonctions. Lorsqu'on reçoit des invités, ils constituent la première ligne de défense. Celui qui regarde dans la bibliothèque ne voit que des volumes sur les «Stratégies pour augmenter le rendement de la betterave sucrière» et pense que nous sommes des citoyens responsables. Une bibliothèque remplie de livres inutiles est moins suspecte qu'une bibliothèque pleine à craquer. Et nous savons que quelque part entre les couvertures poussiéreuses et les titres embarrassants se cachent les livres qui comptent vraiment. L'opération est fine et, au matin, nous nous présentons à l'Obor, prêts à négocier.

La bibliothèque des parents, avec beaucoup des livres qui ont été épargnés parce qu'ils ne s'étaient pas vendus au marché d'Obor.
La bibliothèque des parents, avec beaucoup des livres qui ont été épargnés parce qu'ils ne s'étaient pas vendus au marché d'Obor.

Le Livre Comme Marchandise: Illégalité et Culture

Sur les tables du marché, parmi les légumes flétris et les sacs de graines, se trouvent aussi nos marchands. Ceux-là sont protégés par les policiers ou par le patron de la marché, en échange d'un pot-de-vin. Visages renfrognés, yeux qui vous scrutent plus vite qu'un douanier, ils pèsent nos marchandises. «Le Décaméron»? Bien, ça marche. «Xénophon»? Un peu risqué, mais allez, je vous en donne 30. «Goethe» ? Hmm, un peu dangereux, mais il va à la bonne personne. Une fois nos volumes les plus précieux partis, nous allions vers «le marché du rien», un univers où tout est à vendre et où rien n'est illégal, juste «négociable». Le lieu? Une voie ferrée désaffectée à l'arrière du marché, où les rails rouillés sont les témoins silencieux de transactions aussi inventives que le plan quinquennal communiste. De part et d'autre des rails, tels des soldats du commerce de subsistance, les marchands ambulants sont alignés. Pas d'échoppe, pas de vitrine, pas de comptoir, juste étaler une couverture au sol, éventuellement un journal épais pour les livres les plus sophistiqués. Et nous? Notre bibliothèque imaginaire regorge de livres de tous genres, des classiques aux aventures, et elle est bien rangée sur le tarmac, en attente des acheteurs passionnés et aisés. Et ils viennent: certains feuillettent avec scepticisme, d'autres savent exactement ce qu'ils veulent. On nous regarde, on nous analyse: des ados, mais sérieux. Marche conclu. L'argent passe discrètement d'une main à l'autre, et le livre poursuit son chemin, peut-être vers une bibliothèque moins sujette aux vols juvéniles. Et ainsi de suite, chaque livre trouve une nouvelle maison, et nous nous retrouvons avec des poches plus lourdes et l'esprit déjà tourné vers nos prochaines acquisitions littéraires.

La passion pour les livres et la lecture a continué pour nous deux même après la Révolution Anticommuniste de décembre 1989.
La passion pour les livres et la lecture a continué pour nous deux même après la Révolution Anticommuniste de décembre 1989.

La Marche Sécrète des Livres Interdits

Nous sommes pragmatiques et savons qu'un flux régulier de marchandises est essentiel à notre activité littéraire illicite. Nous réinvestissons donc. Le «marché du rien» est une mer d'opportunités, et parmi les chinoiseries de pacotille et les morceaux de radio jetés, il y a des trésors littéraires à dénicher. Si vous avez l'œil exercé et les nerfs d'acier, vous pouvez trouver des livres qui n'existaient plus ni dans les librairies ni dans les bibliothèques, si jamais ils y ont été. Leurs noms? Certains sont encore célèbres aujourd'hui et se retrouvent en bonne place sur les étals des bouquinistes et des antiquaires, comme Marin Preda avec son volume œuvre d’art «Le plus aimé de tous les terriens». D'autres sont tombés dans l'oubli depuis trop longtemps pour que leur existence soit encore connue à quelqu’un aujourd’hui comme: «Le Chat dans les bottes». Un bijou interdit, mais très recherché, que l'on pouvait récupérer presque gratuitement et revendre à prix d'or avec un peu de chance. Il s'agit d'une édition photocopiée, avec des pages épaisses et une couverture réalisée par un imprimeur d'une autre planète, mais c'est du bon. On les lit, on les transmet, puis on les remet sur le marché. Malgré notre passion pour la littérature, nous savons que les livres ont au moins autant de valeur que l'argent. Puis, une fois que nous les avons lus et relus, nous les emballons soigneusement, nous les étalons sur le tarmac du chemin de fer et nous les laissons poursuivre leur voyage vers d'autres lecteurs et d'autres vendeurs. Un circuit fermé, mais efficace. Après tout, rien ne se perd, tout se vend. Ou se confisque, lors d'un raid perpétrée par la Milice (le nom donné à la police pendant le régime communiste).

La couverture originale de La Chatte en bottes d'Edgar Michelson, le seul roman érotique à avoir échappé à la censure communiste. Étant donné que le tirage était incroyablement faible — jusqu'à ce que les censeurs se rendent compte de l'erreur commise par ceux qui l'avaient approuvé — le livre circulait en éditions photocopiées et coûtait une fortune.
La couverture originale de La Chatte en bottes d'Edgar Michelson, le seul roman érotique à avoir échappé à la censure communiste. Étant donné que le tirage était incroyablement faible — jusqu'à ce que les censeurs se rendent compte de l'erreur commise par ceux qui l'avaient approuvé — le livre circulait en éditions photocopiées et coûtait une fortune.

Crime et Punition: Maison d’édition de la Milice

Tout ce que nous faisons est illégal, mais personne ne semble s'en préoccuper. Le «marché du rien» a son propre écosystème, un endroit où nous connaissons toutes les règles non écrites: personne ne pose de questions, personne ne parle plus qu'il ne faut, et nous sommes tous dans le même bateau. Il n'y a pas de concurrence au sens classique du terme. D'autant plus que des agents de la Milice en civil sont omniprésents: des ombres silencieuses patrouillant parmi nous, faisant mine de s'intéresser aux marchandises. On les reconnaît à leur regard: pas l'empressement d'un acheteur, mais la suspicion de quelqu'un qui voit des ennemis partout. Angelo et moi avons monté notre propre «système de survie»: l'un reste à notre «stand» de fortune pour surveiller la marchandise, négocier et vendre. L'autre se faufile dans la foule, observe et analyse. S’il y a quelque chose de suspect, nous nous mettons immédiatement à l’abri le temps que le danger passe. Il est rare qu'on entende quelqu'un crier «raid!» et que nous ne soyons pas déjà en sécurité, hors de danger. Dans ce cas, la solution est de fuir à toute vitesse, sans prendre le temps de poser des questions. L'adrénaline monte alors et nous courons jusqu'à ce que nous sentions nos poumons exploser. Au bout d'un moment, nous retournons à la recherche de nos livres. Parfois, nous les trouvons; parfois, ils ont disparu, emportés par un vendeur miséricordieux qui les a collectés pour nous les donner, ou par un milicien qui les a confisqués, convaincu d’avoir arrêté des «ennemis du peuple». Quoi qu'il en soit, que l'on gagne ou que l'on perde, nous n'abandonnons jamais. Dimanche prochain, nous reviendrons. Le «marché du rien» ne fait pas de cadeau à quiconque, mais n'exclut personne.

Le fourgon de la Milice dans lequel nous risquions d'être jetés si nous étions surpris en train de vendre des livres.
Le fourgon de la Milice dans lequel nous risquions d'être jetés si nous étions surpris en train de vendre des livres.

À la Place d’Épilogue

Les événements relatés ci-dessus sont réels, même s'ils semblent improbables aujourd'hui. À cette époque, la réalité elle-même défiait la logique. Oui, nous avons vendu des livres pour acheter de la musique métal (un article est en préparation), mais aussi pour acheter d'autres livres, principalement ceux qui enfreignaient l'«éthique communiste». Pour nous, les livres n'étaient pas seulement des objets d'échange, mais le fil rouge qui nous maintenait en équilibre dans un monde absurde. Nous les avons passés en contrebande, nous les avons cachés, nous les avons perdus et retrouvés. Certains livres, nous les lisions à la sauvette, en cachette, sur un coup de tête. Parfois, après les avoir vendus, nous nous désolions et nous essayions de les retrouver pour les racheter. Mais la vie a continué d'avancer. Aujourd'hui, le «marché de rien» n'est plus qu'un souvenir, les rails sur lesquels nous nous tenions se sont perdus dans la poussière du temps. Cependant, les livres que nous avons touchés alors, échangés avec des mains tremblantes, sont restés gravés dans nos mémoires et nos cœurs. Officiellement, nous étions le produit de l'école socialiste. Officieusement, nous étions autodidactes dans un système qui, à son insu, nous a appris à trouver les bons livres et à nous frayer un chemin à travers les règles. C'est ainsi que nous avons passé quatre années de lycée à parcourir les pages des livres pour éviter, autant que possible, la propagande étouffante et les absurdités quotidiennes. Dans un pays où la réalité était déformée à chaque bulletin d'information, la fiction semblait plus vraisemblable.

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